
Des scènes de pêche entre amis, des comédies lourdingues, des drames heavy mental… Quand il ne se prend pas la tête, le cinéma français se fout de notre gueule.
Heureusement, Jacques Audiard lui met un bon coup de boule de temps en temps.
On discute de l’agenda d’un réalisateur entre deux films. Apparemment, il prend beaucoup de temps à écrire. Paraît que c’est pas facile. Une amie sensée bosser sur le tournage de son prochain film m’a dit que ça devait commencer en juin, à Genève. Pour faire le malin, je demande où il va tourner son prochain film, si c’est vrai pour Genève.
– Hein ? Mais ça sort d’où ces histoires ? J’ai même pas fini d’écrire !
– Merde, on m’a même dit qu’un immeuble allait exploser ! C’est pas vrai ?
– C’est du grand n’importe quoi ! Qui vous a dit ça ? Comment ça s’invente des histoires pareilles ?
Je couvre ma source en évoquant l’ami du coloc d’un ami.
On a dû me faire une blague… Mais vous êtes déjà sur le prochain film, non ? J’essaye, mais c’est pas évident. Là, je commence à en avoir marre… Faut écrire, et ça c’est de plus en plus dur.
Ah bon ? Je pensais que ça vous branchait d’écrire vous-même… D’abord, c’est pas très marrant, et puis ça fait longtemps que je fais ça, ça me fatigue… Pour parler plus théoriquement, c’est difficile de continuer à se surprendre, de trouver de l’innocence quand on est soi-même à l’origine du film et dans le développement. À un moment donné, le problème qui se pose à tout cinéaste est d’arriver à créer de l’innocence, de la nouveauté, que ce soit avec les acteurs, avec de nouvelles formes cinématographiques… Si c’est vous qui trouvez l’idée et qui la développez, les chances pour que vous trouviez de la nouveauté vont être considérablement réduites.
Audiard et le cinéma.
C’est très français ça, le fait d’écrire et de réaliser ses propres films. Ah oui, tout à fait. C’est archi-français et c’est vraiment mortifère.
Ça a ses limites : beaucoup d’auteurs sont vraiment faibles en réalisation. Oui, complètement. Pour moi c’est… (À ce moment-là Roschdy Zem rentre dans le salon où nous sommes, accompagné d’un journaliste lui aussi. Il fait la promo de « Mauvaise Foi », son premier film en tant que… auteur-réalisateur.)
Vous n’arrivez pas à trouver de scénarios qui vous branchent ? Non. Je n’en trouve pas, et il y a peu de chance que j’en trouve. Ce sur quoi je travaille en ce moment fait un peu figure d’exception, mais disons qu’un réalisateur comme moi a peu de chances d’en trouver. Déjà parce qu’il y en a peu qui circule, ensuite parce que les scénaristes n’écrivent que pour leurs réalisateurs. En France, un projet de cinéma naît rarement du schéma « scénario + producteur ». Très peu de producteurs font du développement, c’est presque toujours une association entre un réalisateur et un producteur. Dans d’autres pays, notamment chez les anglo-saxons, le scénario a une véritable valeur, en termes artistique et commercial.
Sur mes premiers films, la forme est très accrochée au scénario… Tandis qu’avec « Sur mes lèvres », j’ai des ailes, je m’en branle
Mais ça vient d’où, cette particularité française ? Je ne sais pas. D’où vous êtes, vous en pensez quoi, vous ?
Je dirais qu’on a un peu un culte de l’auteur-réalisateur, une tradition qui veut que les auteurs ont toujours cherché à filmer leurs histoires, tant bien que mal. Du coup on s’imagine qu’un réalisateur qui n’écrit pas, c’est juste un technicien. Faudrait faire l’Histoire de ce phénomène. À mon avis, ça vient des spécificités du cinéma français : « Qu’est-ce que le cinéma en France ? Aux Etats-Unis ? En Angleterre ? » Très vite, on s’aperçoit qu’on n’a pas forcément les mêmes définitions. En France, quand on passe du muet au sonore, un certain nombre de cinéastes, n’ont pas envie de faire du parlant : ils se disent que les films vont devenir des cartes postales sonores, du théâtre filmé. En lisant Robert Bresson, on voit qu’il va à l’encontre de la conception dite « scénaristique » du cinéma. La Nouvelle Vague y a aussi contribué, en revitalisant le cinéma, en disant « non, le cinéma ne va pas se passer dans les studios à Boulogne-Billancourt. On va sortir dans la rue, voir comment ça bouge dehors »… À mon avis la Nouvelle Vague n’a fait qu’affirmer une chose essentielle depuis le début du cinéma français. Ce qui fait qu’on n’est pas dans une culture du scénario. Mais vous vouliez peut-être que je réponde plus brièvement ! (Rires)
Non, non, ça va… Il y a une autre singularité dans votre cinéma : la question du réalisme, social notamment. J’ai l’impression qu’on pourra dire dans 20-30 ans « la France ressemblait à ça, à l’époque ». Ça transparaît dans quelques scènes, parfois en arrière-plan. La « société » n’est même pas un thème à part entière chez vous, et pourtant elle est mieux décrite que dans pas mal de films dont c’est le sujet principal. Oui, je vois : les gens qui posent leur caméra et disent « on va regarder ce qui se passe, ici et maintenant ». On filme du « social » et à l’arrivée ça crée quelque chose d’assez décevant, genre « film à thèse ». Moi ça ne m’intéresse pas du tout en tant que spectateur. À un moment donné, on est obligé d’interroger sa cinéphilie : pourquoi on a aimé le cinéma ? Pourquoi on n’a pas préféré rester dans sa chambre à bouquiner, ou sortir pour faire du 400 mètres ? Pour moi, le cinéma a une fonction pédagogique. Qu’on le veuille ou non, il informe, pendant près d’un siècle, le cinéma a été un vecteur d’information sur le monde. Pour des gens comme moi, ça a été essentiel. Donc quand se pose la question de mettre en route un film, je pense toujours à un film « réaliste » : j’ai besoin de la réalité pour passer à côté… A priori, c’est ce qui m’intéresse : trouver des métaphores pour parler du réel. C’est vrai que ce point de vue n’est pas généralisé. Je suis toujours surpris de voir qu’aujourd’hui dans beaucoup de films, ce que font les gens pour gagner leur vie est passé sous silence. On ne sait pas comment ils vivent. C’est quelque chose qui me gêne énormément, parce que, sans vouloir faire dans le déterminisme à deux balles, il est évident que ce qu’on fait dans la vie, comment on se rend à son travail… tout ça fait qu’on va baiser d’une certaine façon, qu’on va s’adresser à son prochain, à son amoureuse d’une certaine façon… Et ça, ça m’intéresse beaucoup.
Si vous regardez du côté du cinéma italien, la comédie a toujours été ancrée dans le social. C’est ce qui en fait un genre formidable.
La violence larvée du monde de l’entreprise transparaît dans « Sur mes lèvres ». C’est loin des délires fantasmés qu’on voit généralement à l’écran… Vous faites des recherches, vous vous documentez avant d’aborder un univers donné ? Vous voulez parler du monde de l’immobilier (dans « De Battre mon cœur s’est arrêté ») ? Bien sûr, j’y vais un peu, je m’informe… Au bout d’un moment, on se rend compte que dans beaucoup d’entreprises, il y a des modèles, au niveau de l’organigramme, de la hiérarchie, des rapports entre employés. Ce sont des choses qu’on retrouve. Le monde de l’immobilier par exemple, ressemble beaucoup à une entreprise de cinéma.
Vous-même vous avez toujours baigné dans le cinéma, d’abord par votre famille, ensuite par votre « éducation » cinéphile… Le problème qui peut se poser à un réalisateur cinéphile, c’est d’oublier le réel à trop vouloir accumuler les références, les citations… (Il me coupe) Non, non : mon éducation n’a pas été cinéphile. Elle a été littéraire avant tout. La cinéphilie, c’est quelque chose qui m’appartient, que j’ai découvert plus tard. J’ai grandi dans un milieu qui n’avait pas une estime considérable du cinéma, au sens de l’appréciation artistique.
C’est ce que j’avais cru comprendre… Je parlais plus du fait que les gens de cinéma donnent souvent l’impression de vivre dans une bulle, de ne connaître que leur milieu et d’être complètement étranger à ce qui se passe chez les gens « normaux »… Si vous regardez tous ces cinéastes qui sont apparus dans les années 90, des gens d’environ dix ans de moins que moi, vous verrez qu’il y a eu des choses formidables, de vraies promesses de cinéma. Et puis il y a eu un écrémage terrible : certains ont fait un film ou deux puis ont complètement disparu… Ce cinéma-là, par exemple, n’a absolument pas parlé du travail. Il n’a parlé que d’une chose : le devenir bourgeois. La difficulté de devenir bourgeois des post-adolescents de 20-30 ans. Il n’a parlé que de difficultés existentielles assez abstraites, et c’est assez curieux. Là il y a une véritable ligne de fracture, un oubli d’un usage essentiel du cinéma.
Il y a eu de très bons films, mais cette génération a complètement tourné le dos à un monde du travail en pleine mutation. L’outil travail était en train de disparaître à vitesse grand V et aucun cinéaste n’en a parlé. Il y a peut-être des exceptions mais je ne peux pas les citer, je ne les connais pas.
Vous vous sentez proche de qui comme cinéaste ? Personne. Amicalement j’ai des affinités, mais sinon… Vous voulez savoir quoi au juste, s’il y a des cinéastes qui m’inspirent ?
Est-ce qu’il vous arrive de vous reconnaître dans la démarche d’autres cinéastes ? Parfois, oui, il m’arrive de sentir des choses chez d’autres gens… Par exemple j’ai été très impressionné par le premier « Pusher » de Nicholas Winding Refn. J’ai été très ému. Quand les frères Coen font leurs premiers films, ça me parle très fort; Lynch également me touche beaucoup, sur toute son œuvre… Bizarrement, quand Desplechin fait « Ester Kahn » ou « Dans la compagnie des hommes », je me sens très proche de ça. « Roberto Zucco », de Cedric Kahn, c’est aussi quelque chose que je comprends bien…
Le dernier Scorcese, « Les Infiltrés », vous en avez pensé quoi ? Je trouve que c’est mort, le cœur ne bat plus. Pour moi, c’est un cinéma complètement dévitalisé, et pourtant, Dieu sait si Scorsese est incroyable… Il y a trois semaines, j’ai revu « Raging Bull » : c’est vraiment remarquable, c’est tellement sensible… Alors que là, c’est mort : c’est juste des formes, des pancartes. On dirait des gens en plastique. On revient à ce qu’on disait tout à l’heure : ça ne regarde plus l’extérieur, on ne sait pas d’où vient ce film, à quoi il appartient. Avant, Scorsese nous informait sur l’état de son pays, comment étaient les rues, les gens entre eux… Mais faut pas désespérer, la grandeur des grands est mesurable à leur possibilité de faire des choses médiocres. Scorsese refera un film qui nous arrachera des larmes… À ce moment-là, il parlera de ce que c’est qu’être un être humain, de tel âge, d’avoir tels types de préoccupations…. Comme Bergman, qui s’est remis à nous parler.
Apparemment vous êtes fan du cinéma US des années 70, d’ailleurs « De battre » est un remake de « Fingers » de James Toback (1978). Pourquoi ce choix ? J’ai choisi « Fingers » parce qu’il m’avait beaucoup marqué quand je l’ai vu, et puis parce qu’il appartenait à une constellation de cinéma qui nous était très chère. Par « nous » j’entends les jeunes cinéphiles de l’époque : c’était le genre de sorties qu’on guettait, chaque semaine. Ce film a beaucoup marqué les gens, puis il a quasiment disparu de la circulation, il est seulement repassé quelques fois à la cinémathèque. C’était presque impossible de mettre la main sur une copie VHS. La difficulté à pouvoir retourner au film a contribué à créer une espèce de mythologie autour de « Fingers », ça l’a transformé en objet de désir… Mais moi je me souvenais très bien de l’intrigue, de cette histoire de pianiste-voyou, cette lutte entre le bien et le mal, le beau et le laid : un manichéisme presque grec qui donnait un air de tragédie à ce film. Je ne l’avais pas revu jusqu’au jour où mon producteur m’a demandé si j’avais déjà pensé à faire un remake…
– Non, mais maintenant que vous m’y faites penser, il y a un film qui me tente.
Vous avez travaillé avec Toback pour le remake ? Non, pas du tout. J’ai travaillé avec Tonino Benaquista… D’ailleurs ça me rappelle un truc assez amusant : j’avais un souvenir vraiment vif du film, mais quand j’ai fini par le revoir, j’ai été un peu déçu.
C’était un peu daté ? Oui, vachement daté. On retrouve beaucoup de tics de l’époque… En même temps c’est une bonne information sur les comédiens, la façon de filmer : on voit que c’est que tourner en 16 mm à New York… J’ai fini par montrer le film à Tonino : il l’a carrément vomi ! Il a détesté le film, il ne voulait absolument pas le faire, c’était tout ce qu’il détestait. Il trouvait ça nul et moi j’avais du mal à lui prouver le contraire. Et donc on est parti comme ça: lui ne voulant pas le faire, et moi essayant de le convaincre. C’est un peu comme ça qu’on a écrit.
Vous avez modifié pas mal d’éléments du film… (Une bande d’américains à la Friends s’installent juste à côté de nous, Audiard s’interrompt) Ils font du bruit, c’est pénible…
Ca ne me dérange pas. Ils arrivent et boum, tac : c’est bruyant… Qu’est ce qu’on disait ?
On parlait « changements » : chez vous le héros redécouvre le piano par accident, en cours de film. Le premier changement pour moi, c’était que le film se passe dans une réalité intelligible, pas dans une réalité stéréotypée de voyou. Je voulais que les codes moraux soient comment dire… repérables, qu’on puisse s’y identifier. Dans les films de voyous, la morale est particulière, stéréotypée. Je voulais que lorsqu’un type vire des gens à coups de pieds, on puisse vraiment comprendre ce qui est fait à la victime. Par exemple si vous empruntez de l’argent à un voyou et qu’après il vient vous casser la main, faut qu’on puisse voir l’homme, pas le voyou. Ensuite je voulais traiter vraiment des relations du père et du fils, développer ça, et le dernier élément : que le travail musical soit un vrai travail…
Quelque chose de difficile. Voilà. Fallait que ça soit une épreuve, pas un truc qui tombe du ciel comme chez Toback.
Audiard, le fils et l’apprenti.
On ne peut pas s’empêcher de penser à votre vie : l’ombre du père, le problème de l’hérédité, le fait que vous ayez commencé le cinéma assez tard… Ça vous paraît con si je dis ça ? Non, non, pas du tout, ça me paraît assez juste. Je me retrouve un peu dans… (Il s’interrompt) Disons que les problèmes du personnage principal ne m’étaient pas étrangers…
Ça peut paraître paradoxal parce que vous êtes un des seuls « fils de » qui n’a pas eu de mal à se faire un prénom. On peut même dire que les médias vous laissent tranquilles avec ça. Oui, je n’ai pas eu de problème particulier par rapport à ça. (Irrité, il se tourne à nouveau vers les ricains) C’est des klaxons : TANG ! TANG ! C’est odieux, d’une grossièreté…
On devrait faire les mecs chiants, se retourner toutes les dix secondes en faisant des têtes de premiers de la classe. On va plutôt leur casser les jambes, ils vont hurler, ça va être génial…
Quand les gens me posent des questions sur mon père, ça ne me dérange pas du tout : généralement, si les gens s’intéressent à lui, ce n’est pas pour me jeter des cailloux, je trouve ça très gentil… Après faut pas que ça devienne systématique, que les gens fassent un blocage là-dessus, mais sinon je suis très touché du fait que mon père ait laissé un tel souvenir… Mais pour revenir à ce que vous disiez, je pense que le fait que le ciné de l’époque était tellement différent de ce qu’il est devenu a aussi joué là-dessus. Mon père avait une relation tellement différente de la mienne par rapport à son métier que j’ai jamais pensé que ça puisse se superposer, qu’on allait chercher à nous comparer…
J’aurais aimé que mon père voit au moins un de mes films…
Qu’on en discute…
Y’a aucun rapport entre vos deux cinémas. Oui, ça n’a rien à voir… Le seul regret que je puisse avoir en tant qu’orphelin, c’est de ne pas avoir pu communiquer plus, autour de ça, avec mon père. Mon père est mort avant que je réalise des films. J’aurais bien aimé qu’il en voit au moins un ou deux… Qu’on en discute…
Avant d’être monteur, vous aviez un peu écrit avec lui, non ? En fait j’ai commencé par écrire pour le théâtre, j’ai été monteur et ensuite j’ai vraiment commencé à écrire des scénarios… C’est là que j’en ai écrit deux avec lui. Mais bien avant, quand j’étais jeune, il m’est arrivé de donner des coups de mains, vraiment pas grand-chose… C’était plus pour qu’il ne soit pas tout seul pendant les mois d’été, quand il se retrouvait sans collaborateur.
Il y a des choses que vous avez cherché à garder de son cinéma, de son approche ? Moi je ne vois pas de rapport mais bon je ne sais pas… Non, moi non plus. Mais j’ai un souvenir étonnement vif d’une collaboration que j’ai eu avec lui, sur un film qui s’appelait « Mortelle Randonnée », de Claude Miller. Ça m’avait vachement marqué.
En termes d’écriture, il ne vous a rien transmis, pas donné de conseils ? (Il marque une longue pause) Je crois que la seule chose dont j’ai hérité, c’est de pas être angoissé par l’écriture – au sens mallarméen -, de ne pas avoir l’angoisse de la page blanche. Je crois que mon père m’a aidé à comprendre que le scénario, c’est juste un outil, ce n’est pas de la littérature. Il m’a décomplexé par rapport à ça. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le prendre au sérieux, mais je n’ai pas eu de complexes majeurs par rapport à ça…
En fait, vous avez eu bien plus d’échanges en matière de littérature… Ah oui, tout à fait. De vous à moi : le cinéma, mon père s’en tapait complètement… Enfin, ce n’est pas qu’il s’en foutait, mais pour lui c’était un métier comme un autre.
J’ai un copain qui devait venir faire l’interview avec moi, il voulait vous poser une question au sujet de « Garde à vue » (1981)… Un très bon film…
Votre père l’a écrit… … Avec Georges Edmond, oui. Et c’est Claude Miller qui l’a réalisé.
Dans ce film, il a repris les noms des personnages de « Quai des Orfèvres » de Clouzot (1947). Ah bon ? Je ne m’en souvenais pas…
Il y a le suspect Martineau (Bernard Blier pour Clouzot, Michel Serrault pour Miller), l’inspecteur Antoine (Louis Jouvet en 47, Lino Ventura en 81), l’épouse scandaleuse… Viviane Romance…
Apparemment, votre père s’est un peu foutu de Claude Miller, qui racontait aux journalistes de l’époque qu’il fallait renouveler le polar français, plutôt nul selon lui – d’ailleurs il se vantait de n’avoir jamais vu « Quai des Orfèvres »-… Du coup votre père lui a fait rendre hommage sans même qu’il le sache… (Amusé) C’est marrant, je n’y avais même pas pensé…
Bon, revenons-en à vous… À la base, vous êtes très cinéphile… (Il me coupe) Non, pas très cinéphile, juste cinéphile… La cinéphilie de mon époque avait cette singularité de porter autant sur l’écrit que sur le cinéma : il y avait une critique très forte, de grands commissaires politiques comme Les Cahiers du Cinéma, Cinéma 72, Positif… Il y avait un corpus critique important, on jugeait important de parler de cinéma. Aujourd’hui, cet élément n’existe plus. Un exemple : quand « Fingers » est sorti, trois mois avant, j’avais lu plusieurs articles sur ce film, dont une interview de Toback par Michel Ciment qui m’avait donné envie de le voir. À l’époque, être cinéphile, c’était avoir un abonnement aux Cahiers, à Positif…
Justement, comment on passe de cette passion au fait de vouloir faire son propre cinéma ? Ça peut paraître naturel comme prolongement, mais au fond ce n’est pas du tout la même envie… Moi je suis passé par d’autres biais. D’abord il y a eu la fatigue d’être scénariste… Chez moi le cinéma n’a pas procédé d’une vocation, j’ai d’abord été monteur, scénariste… Toujours dans le cinéma ou le théâtre, d’ailleurs j’ai pensé à un moment bifurquer vers le théâtre, puis je me suis vu scénariste avant de m’en lasser… En fait ça peut paraître singulier mais j’ai fait du cinéma avant tout pour socialiser.
???… Oui, oui -socialiser au sens large-, c’est-à-dire pour parler à plus de gens, communiquer avec le plus de gens possible. Et je peux dire que le cinéma a parfaitement répondu à cette attente.
Le fait d’être monteur, c’était juste pour mettre un pied dans ce monde-là ? Rétrospectivement, je pense que c’était pour apprendre. C’est un très bon poste d’observation pour apprendre le cinéma. Les questions qu’on se pose au montage sont régulièrement les mêmes qu’on se pose au scénario… Au bout d’un moment j’ai quitté le montage parce que je n’aimais pas, je trouvais ça routinier, je n’aimais pas trop les gens avec qui je travaillais, cet univers de techniciens. Ça puait un peu la mort, ce n’était pas cinéphile. Au fond de moi, je sentais, même si ce n’était pas très bien défini, que j’avais plus d’exigence que ça.
Audiard, le cinéaste
En parlant de ça, vous avez une drôle façon de mêler le son à l’image… Pour ce qui est de la bande-son, tout est assez synthétique pour moi, je ne fais pas de différence entre les échos sonores, les effets, les ambiances, les paroles et la musique : je considère ça comme une seule chose. Pour moi le mot « bande originale », c’est tout ça… À tel point que j’adore écouter les films, les enregistrer et les écouter en audio. Pour moi un bon film, c’est un bon film en audio.
J’ai lu que ce que ce qui vous fascinait dans le cinéma US des années 70, c’est qu’on voyait les cinéastes évoluer, apprendre à faire des films en les tournant… Et cet aspect a disparu… en tout cas c’est moins frappant. Mais peut-être que ça nous faisait cet effet-là parce que nous-mêmes voulions faire du cinéma, on apprenait en regardant… Aujourd’hui, le cinéma se contemple, il parle essentiellement de lui-même : c’est en ça que ça sent la mort. Il y a trop de citations de films. Quand on repense aux débuts de Scorsese, de Wenders, de Coppola, on les voyait être à la fois vachement habiles et extrêmement maladroits, prendre des risques, des prises de carre énormes… quand on revoit « Mean Streets » (1973), c’est très frappant, et c’était vachement bien : comme si le cinéma se mettait à notre portée. Non seulement Scorsese me rend accessible l’univers dans lequel il évolue, mais il me rend aussi accessible l’outil dont il se sert, et ça c’est passionnant.
Il y a quelques années, j’ai vu le premier Jim Jarmusch, son projet de fin d’études, c’était un film très maladroit – je ne me rappelle plus du titre… C’est un mec qui entend des bruits, il traîne dans un appart … Vous l’avez vu ? Non, je ne vois pas lequel c’est…
C’est l’histoire d’un petit blanc un peu malade, c’est plutôt chiant… Mais la fin, je me rappelle une scène avec un noir, près d’une bagnole, le film devient marrant, absurde : on reconnaît Jarmusch, on voit son style se mettre en place. C’est chouette et stimulant en même temps : on se dit que même lui, il a été mauvais… (Rires) Oui voilà, c’est ça… Si vous revoyez le premier Scorsese, « Bertha Boxcar » (1972), c’est un très mauvais film. Mais en même temps il y a des trucs lumineux dedans.
Vous aussi, vous avez beaucoup évolué. Au niveau de la forme, j’ai été choqué de voir le bond réalisé avec « Sur mes lèvres » Pourtant je fais du cinéma simple… Filmer, pour moi, c’est vachement simple. Après, je ne sais pas quel effet ça fait… Mais je sais que le rapport que j’aime entretenir avec l’outil, c’est un rapport de très grande facilité, je sens que je me libère… En fait je deviens fou avec une caméra (rires)…
J’ai vu vos deux premiers films il y a très longtemps, mais je ne me rappelle pas m’être dit « ça, c’est fou » ou « ça, c’est nouveau », mais avec le troisième, on change de dimension, la caméra s’exprime autrement… Je n’ai pas fait beaucoup de films -seulement quatre-, et avec chacun, je peux précisément dire ce que j’ai appris, ce que le film m’a apporté. Déjà, entre « Un héros très discret » et « Sur mes lèvres », il s’est passé beaucoup de temps. C’était une période pendant laquelle j’ai eu du mal à écrire. Du coup j’ai fait des clips… Et le clip, ça m’a déchaîné. Je me suis retrouvé avec un outil que j’ai toujours adoré – une caméra super 8, un truc très libre-, et j’inventais tout à coup des images très simples. Et quand je commence « Sur mes lèvres », je mets en œuvre cette énergie formelle. La différence que vous avez remarquée vient beaucoup de ce passage-là. Sur mes deux premiers films, on trouve une forme très accrochée au scénario, très proche des personnages… Tandis qu’avec « Sur mes lèvres », j’ai des ailes, je m’en branle, je n’ai plus de problèmes : j’arrive enfin à communiquer avec un opérateur, à formuler ce que je veux et à dire :
– Non, y’a pas de problème, on fait ça.
Même si on ne sait pas ce que ça va donner, d’ailleurs c’est un peu l’intérêt de la chose.
On dirait que le langage visuel est décuplé, c’est comme passer de 1 000 mots à 10 000… Voilà, il n’y a plus de contraintes. Sauf une : l’histoire qu’on raconte. Un autre élément qui a fait « Sur mes lèvres », c’est le renouvellement de mon attention à l’égard des comédiens : le fait de les regarder différemment m’a amené à les filmer différemment. Dans mon dernier film, je répétais systématiquement avec les comédiens sans technique du tout, et la technique n’intervenait qu’à la fin, le jeu qui déterminait les axes des caméras.
Le montage donne au spectateur d’arriver un peu après le début de la scène, parfois même au milieu… On a l’impression de rattraper le film. C’est vrai. C’est peu exposé mais c’est mis en place au niveau du scénario, c’est une forme d’écriture. Mais parfois on peut en pâtir, je me suis aperçu que ce système peut aussi être étouffant… Si on dose bien, ça créé une espèce de ligne dynamique, les personnages sont toujours au taquet.