
UN MORT ET 25 CARPES
Comme les 25 autres témoins de la scène, Busta ne dira rien aux flics. La balle lui était-elle destinée, comme l’affirme un témoin anonyme ? Le tueur s’est-il enfui comme on le raconte dans la caisse de Tony Yayo -artiste Aftermath, comme Busta ? Ca c’est pas lui qui nous le dira. Après deux années de harcèlement médiatique et policier, être journaliste, c’est pas partir du bon pied pour faire connaissance avec Trevor Smith Jr.
Habituellement trop paresseux pour stresser, on passe quand même la porte de la loge avec cette idée que le type est peut-être bordeline, qu’un mot mal choisi mettra un terme à l’interview vite fait. Coup de pot, il nous tend une perche sans le savoir en parlant de Prodigy (en couv du n° 5), qu’il estime trop génial pour être enfermé. Comme Pee, on l’a souvent retrouvé dans la chronique judiciaire, la faute à pas mal de rencontres qui tombaient toujours mal avec les gens du NYPD. « Ouais, c’est vrai… Mais j’ai eu la chance de pouvoir passer au travers. A partir de maintenant, je n’ai plus aucun problème judiciaire. C’est du passé. » Il marque une pause qui n’a pas l’air comédienne, puis soupire : « Grâce à Dieu… J’ai été béni sur ce coup, faut s’en rendre compte… » Béni par Scott E Leemon aussi, le nouveau MVP du barreau. « Grave… J’ai deux avocats en fait : Scott est le nouveau, et l’ancien est Bob Kalina, qui bosse avec moi depuis 15 ans. J’ai rencontré Scott Leemon il y a un an seulement, au moment où toutes ces histoires de merde me sont tombées dessus… J’ai combiné un peu d’ancien et de nouveau (rires), et ça a marché… Je leur en suis très reconnaissant, parce que j’étais sensé aller en taule pour un an ! » Il s’interrompt et se tourne vers son assistant, Q, un métis trapu et discret habillé aux couleurs d’UCLA : « Qu’est-ce que tu fais avec ce plat, Q ? Assure-toi que ça rentre bien dans le frigo, et surtout (à voix basse, lui faisant signe d’approcher) je veux que tu mettes une sirène de police sur le fromage ! (Tout le monde est surpris puis explose de rire) On ne peut pas autoriser qu’il se reproduise ce qui est arrivé à la précédente cargaison de fromage, tu me suis ? Merci… » Un peu comme s’il avait gueulé « rompez ! », la connerie de Busta vient de mettre tout le monde à l’aise. Tout le monde à part Q, qui échappe un « c’est compris » un peu flippé. Tellement docile en fait, qu’on pourrait penser que son boss n’est pas tous les jours aussi rigolo que ça.
LA PRIME DE NOEL
Q a sans doute bien connu Eddie Hatchett, le chauffeur qui s’est fait marronné la gueule par Busta pour lui avoir demander le paiement de ses heures sup. C’était deux jours après Noël 2006. Le dossier de plainte parle d’hématomes et de coupures au visage. « Pas mal de gens attaquent des rappeurs en se disant qu’on les croira et qu’ils se feront des sous. Mais au moment de la réévaluation des faits, la plupart de ces dossiers s’écroulent tout seuls » selon Scott Leemon, l’avocat de l’employeur-frappeur.
Avec sa nouvelle carcasse Aftermath et ses mains qui devraient classés armes blanches, Busta aurait plutôt intérêt à ne pas prendre trop d’élan s’il veut frapper quelqu’un sans l’endormir une semaine. Leemon a beau dire, son client plaidera coupable, comme à l’accusation d’avoir pété la gueule, 6 mois plus tôt, à un dénommé Roberto Lebron, 19 ans, qui lui prétend avoir craché « accidentellement » sur la Maybach de Busta. Voiture dans laquelle les flics trouveront une machette (mais peut-être que Busta a un jardin trop sauvage, on sait pas tout non plus). Pas de plainte -et c’est tant mieux- pour avoir écrasé une bouteille de champagne sur la tronche de Dave Mays, le fondateur du magazine The Source, qui gagne 50 points de sutures d’un seul coup. C’était à Miami, en mars 2006. En novembre, les flics new-yorkais arrêtent Busta parce qu’il téléphone au volant. En février 2007, même chose, mais cette fois le permis de conduire est déjà suspendu. Et comme jamais deux sans trois, re-arrestation trois mois plus tard. Cette fois Busta roule bourré.
Les journaux à scandale le rebaptisent « Busta Chrymes » et demandent son arrestation immédiate. Vœu à moitié exhaussé : en mars, les autorités new-yorkaises le déclarent officiellement « danger public » et lui interdisent l’accès au tournage d’Order Of Redemption, un film dont il tient un des rôles principaux. Scott Leemon à nouveau : « Il y a eu un véritable harcèlement contre Busta. Les médias lui hurlaient dessus… Le New York Post le lynchait en Une à la moindre occasion. Les accusations pesant contre lui étaient celles d’un monstre en puissance… Quand les faits véritables ont été mis bout à bout, c’était juste une petite succession de pas-grand-chose. Maintenant il est en probation, et à l’avenir tout devrait bien se passer, espérons-le… » Au ton de sa voix, on sent que Leemon ne parierait pas non plus sa montre sur ce coup-là.
« Si vous êtes arrêté une seule fois au cours des trois prochaines années, vous vous retrouvez en prison pour un an » a prévenu le juge Stephen. Finalement, cette interview est la première qu’il ait faite depuis le retour au calme. C’est le moment de savoir s’il compte y rester.
Aujourd’hui y’a ton nouveau clip qui est sorti aujourd’hui, Don’t Touch Me… T’as aimé ?
Grave, ouais… C’était une bonne surprise : retour aux délires de l’ancien Busta, mais sans renier le nouveau… Merci… En fait c’est tous les “moi“, t’as tout le spectre sur ce morceau. C’est toute ma vie en trois minutes (rires) ! J’aime ce clip parce qu’il est juste bien fun, et ça, ça manque pas mal ces temps-ci… Je crois que le Busta high-voltage manquait au gens, c’est celui qu’ils aiment et avec lequel ils ont grandi… Franchement, j’apprécie le fait d’être en position d’apporter ce genre de délire aux gens, de pouvoir être celui qui amène le fun tout en m’éclatant moi-même. J’apprécie le fait que le public aime toujours “le bon vieux Busta“ et qu’il me laisse aussi la possibilité d’apporter quelque chose de neuf et de plus personnel… T’as vu le clip de la chanson que j’ai faite avec Linkin Park ?
Oui. T’as aimé ?
Franchement… Pas vraiment. Je préfère Don’t touch Me. Tu sais pourquoi ? (Il réfléchit avant d’enchaîner) Peut-être que tu captes pas la dynamique qui rend ce disque énorme…
Non, non… je vois bien que c’est potentiellement un gros morceau, mais j’aime moins… Parce que tu veux juste faire le dingue et te marrer en soirée, mais ce disque-là est directement inspiré de toute cette période de deux ans de galère que je viens de traverser, et le fait que je m’en sois tiré. Cette chanson, c’est mon putain de chant de victoire ! Tu te rappelles la fin de Rocky ? Pour moi, c’est pareil, c’est mon hymne du surmontage de galère… Ce qui est balèze, c’est que ça parle à tout le monde : il ne s’agit pas d’avoir une super caisse ou 15 pétasses autour. Ca parle des gens de tous horizons : on a tous nos démons, des moments de crise, et on veut tous vaincre ces conneries qui nous affectent. Qu’on soit journaliste, docteur, vendeur, on a tous envie de pouvoir dire « c’est bon, j’y suis arrivé ». Un morceau comme ça peut inspirer les gens… C’est pour ça que j’ai sorti les deux clips en même temps : le morceau sauvage, et le morceau sérieux.
Justement, le précédent album marquait déjà une rupture à ce niveau-là, comme si tu en avais marre d’être considéré comme le rappeur rigolo ou le dingue de service. Honnêtement non, c’est pas ça. C’est plus qu’il y a avait un tas de choses que je voulais partager avec les gens et que je n’avais pas eu l’opportunité de dire jusque-là. Justement parce que sur mes précédents albums, les labels voulaient uniquement que je fasse des morceaux. Moi j’ai rien contre ça, c’est pour ça que j’ai dit « ok, cool… je vais vous filer Touch It mais laissez-moi développer autre chose sur le reste de l’album ». En tant qu’adulte, je ne suis pas arrivé ici en traversant une suite de moments joyeux et marrants. Je voulais que les gens sachent que je comprends leurs problèmes, et qu’ils peuvent eux aussi s’identifier aux miens. Ils me voient déconner, OK, mais qu’ils comprennent aussi que certains aspects de la vie peuvent m’accabler et me faire pleurer moi aussi… Je ne veux pas paraître ingrat, surtout que j’ai une situation très privilégiée, mais je crois que les galères servent au moins à ça : prendre conscience de ce qu’on a de beau et de précieux, en soi et autour de soi. Tout ce qu’on croit acquis jusqu’à ce qu’on se retrouve à deux doigts de le perdre.
Apparemment tu pensais à ça depuis longtemps, alors c’est quoi qui te retenait d’en parler ? Tu sais, des fois… (il s’interrompt) Je viens d’une époque où tes problèmes personnels restaient personnels. Il y avait une frontière claire entre ta vie privée et ta vie d’entertainer. C’est comme ça que j’ai grandi. Aujourd’hui tout est filmé, photographié et mis en ligne sur Youtube ! Tous les jours ta vie se retrouve étalée sur un putain d’écran de télé ! Vrai ou pas ? Mais ça c’est pas mon monde : j’ai grandi sans Internet, sans Youtube, rien de toutes ces merdes… A l’époque, ta vie de famille ne concernait que ta famille. J’ai toujours été mal à l’aise à l’idée de parler de choses aussi personnel. Et puis ma carrière s’est déroulée, et au bout d’un moment, je me suis dit que c’était trop tard de toute façon, que les gens m’avaient tellement entendu faire le ouf qu’ils ne sauraient pas comment accueillir un texte sérieux venant de moi… Et un jour (rires) je me suis juste dit « fuck it. Je n’ai plus besoin d’argent, j’ai pas à avoir peur de l’échec ». L’argent n’est plus le moteur, ce que je veux c’est être en paix avec moi-même. Je veux juste être heureux et rapper parce que j’aime ça. Etre créatif, comme j’ai toujours été, mais amener ça, là où je ne suis jamais allé. Ca implique de prendre des risques : les gens n’aimeront peut-être pas, ils ne seront peut-être pas prêts. Tant pis, ils aimeront plus tard.
Ca me fait penser au titre avec Stevie Wonder. Il était prêt à te suivre avant même que tu saches où l’album allait t’amener. On dirait qu’il avait vu cette dimension-là en toi, bien avant que tu la traduises en musique. Je te remercie. J’ai toujours écouté Stevie Wonder, depuis tout petit. Quand j’avais 6 ou 7 ans, ma mère a commencé à me faire faire des corvées : ranger ma chambre, laver la vaisselle, faire la toilette de mon petit frère… Quand c’était l’heure des tâches ménagères, elle mettait toujours de la musique en fond : Stevie Wonder, Al Green, Four Tops, les O’Jays, Teddy Pendergrass, Dennis Brown, Ray Charles, Bob Marley…
Depuis bébé, j’écoute ces artistes, ils sont importants dans ma vie, et ils sont importants dans la musique en général : quelque soit le genre abordé, tout le monde les respecte et fait référence à eux… Quand j’ai réalisé que je voulais devenir artiste, je me suis dit que je voulais être comme eux : le genre d’artiste qui restera toujours important dans la culture de l’entertainment et de la musique. Quelqu’un de respecté par la génération suivante, au delà des genres… Stevie Wonder est de ceux-là, et c’est un taureau, tout comme moi… J’ai fait cette chanson, Sha Money XL l’a produite, aidé par Dr.Dre. J’ai écrit les paroles en pensant à ma mère et à mon père, et j’ai réalisé que la seule personne que je respecte assez pour qu’elle apparaisse sur une chanson parlant des deux personnes que j’aime le plus au monde, c’est Stevie Wonder. Quand je lui demandé s’il était OK, il ne m’a pas répondu tout de suite. Il m’a fait attendre…
Il voulait connaître les paroles ? Non… Il voudrait certainement les connaître en temps voulu, mais il voulait d’abord “connecter “ avec moi. J’ai passé des semaines en Californie, avec pour seule occupation d’aller lui rendre visite en studio. A chaque fois, il m’appelait pour me dire de passer, il me laissait croire qu’il allait enregistrer la chanson avec moi le soir-même. Je me pointe, et je reste là-bas pendant sept, huit, parfois 10 heures d’affilée… et il me renvoyait à l’hôtel, sans même parler de ma chanson.
Vous faisiez quoi pendant tout ce temps ? On discutait… à l’époque il enregistrait son album A Time To Love : je le regardais jouer du piano, de la batterie, enregistrer ses vocaux… Je restais assis à l’écouter me raconter des histoires, il me parlait de ses débuts, j’ai appris énormément de choses, c’était fascinant… Mais au bout de 2 ou 3 semaines, je me commencais à me dire (il fait semblant de chialer) « hé mec, tu voudrais pas faire ma chanson ? » (Rires) Mais j’ai jamais osé lui demandé ça ! (Rires) Tu ne peux pas forcer la main de Stevie Wonder… J’ai rien dit et j’ai continué à espérer en silence : au bout de trois semaines, rien. Un mois, toujours rien. 5, 6 , 7 semaines : que dalle… et au bout de la 8ème semaine, il enregistre son premier clip, avec les chanteuses d’En Vogue. Il m’appelle « Busta Rhymes, viens au studio, je vais enregistrer ta chanson ce soir ». Quand j’arrive, je vois une équipe de tournage, tout un bordel, et je lance « alors, c’est ce soir ? », et lui « oui… mais je veux que tu fasses un truc pour moi d’abord. Je veux que tu commentes la version narrative de mon clip pour les mal-voyants ». Avec plaisir !
C’est quelque chose qui n’avait jamais été fait avant, et j’étais honoré qu’il ait pensé à moi. Ca m’a pris trois ou quatre heures. Mais après j’ai dû faire des entretiens avec des journalistes et des amis aveugles de Stevie. Une fois que c’était fini, Stevie était reparti, et ma chanson toujours pas faite. Là j’ai vraiment commencé à me sentir comme le fils de Daniel, et qu’il me disait de « wax on », « wax off »… Le lendemain, il me rappelle, me dit de revenir à nouveau. Il est dans la pièce principale, devant la grande console, avec son assistant et un caméraman. Il écoute le beat un moment, sans bouger, devant le micro. Il me dit de venir avec lui dans la cabine. « Reste à côté de moi. Tu vas me dire les paroles à l’oreille, une ligne après l’autre, juste avant que je sois sensé la dire », et ça c’est passé comme ça : « been through the storm… BEEN THROUGH THE STORM… through the cold rain… THROUGH THE COLD RAIN… » (Il refait la scène, lui chuchottant, et Stevie reprenant les mêmes lyrics en chantant). Trois prises et c’était réglé : « Bonne nuit Busta, je te laisse, j’ai rencard avec Oprah » (Rires) Oprah Winfrey ! Je raccompagne Stevie au parking, où une grosse Rolls Royce phantom est garée :
« – Hé Busta ! Tu aimes bien ma voiture ?
– Carrément ! D’ailleurs j’ai la même, je suis venu avec, elle est gris argenté.
– Tu sais quoi ? Oprah m’a offert la mienne en cadeau. T’as acheté la tienne, je parie ». (Rires) Voilà, c’était ma Stevie Wonder story…
Vous êtes toujours en contact ? Bien sûr ! Maintenant c’est mon ami, pour toujours… En plus il a promis que si un jour je décidais de me marier, il viendrait chanter.
Si j’étais toi, je me marierai direct ! T’attends quoi ? (Rires)
Remarque, c’est peut-être pour ça que je serais jamais pote avec lui… (Rires) J’ai de la chance, mec… Il y a pas beaucoup de gens -surtout- dans le Rap, qui peuvent dire qu’ils sont potes avec Stevie Wonder…
Tu te rappelles pas de ce sketch où Eddie Murphy parle des “long ass acceptance speech“ de Stevie ? (Rires) Sur Saturday Night Live, je me rappelle…
« Ferme-la Steve. Tu m’impressionnes pas… Tu veux m’impressionner ? Prends le volant. » Ah ouais ! (Il explose de rire) C’est mortel, je regardais ces trucs…
Toi et Spliff Star vous avez pas mal de moments “comédie“ sur scène… Le coup de la boisson Red Bong, ça fait penser au Red Balls de Dave Chapelle, la boisson aux extraits de cocaïne qui donnent des ailes… Cool que ça vous plaise… Je sais déjà que lorsque je vais voir un stand-up, je prends mon pied… (à son assistant) Comment s’appelle le frère de Joe Torry ? Guy Torry ! Lui, Katt Williams, Jamie Foxx et Dave Chappelle bien sûr ; lui c’est le meilleur. Ces mecs tiennent la scène une heure ou deux et te font rire comme jamais dans ta vie : c’est le genre de feeling que j’ai envie de transmettre quand je suis sur scène. Je veux que ça soit comme un trip de montagnes russes, que ça soit drôle, sérieux, ce que tu veux, mais toujours intense émotionnellement. Cette faculté de contrôle sur l’émotion des gens est le plus grand don dont le ciel m’ait fait cadeau. Certaines personnes parmi les plus puissantes n’ont pas ce pouvoir, celui de commander à une foule de gens de faire exactement ce que tu dis, à chaque fois. C’est le fait de les toucher émotionnellement qui les amène à coopérer de la sorte, plus qu’à aucun moment de la vie quotidienne.
Imagine : le mec rentre du taf, il est claqué, tu le croises et tu lui dis « lève les mains en l’air » ! (Rires) Il hallucine, tu passes pour un con… La plupart du temps c’est la police qui dit ça et t’as même pas envie d’écouter… Mais si tu vas à un concert et que je te demandes de le faire, tu vas le faire, même si t’es crevé comme jamais (rires)… Si je dis aux gens de faire une tête moche, même les poseurs les plus sexys vont faire une sale gueule, et ça les fera délirer comme les autres… Avoir ce pouvoir c’est génial, une véritable bénédiction venant de Dieu et c’est pour ça que je n’échangerais pas ma vie contre tout l’or du monde. J’ai croisé des gens de tous horizons, dont certains font beaucoup plus de fric que moi, mais rien ne me rend plus heureux que cette possibilité de faire ce que j’aime par dessus tout, et à fond.
Justement, comment tu maintiens l’équilibre entre cette vie de superstar, être presque Dieu pour certains, et la vie de tous les jours, où ces facultés ne sont d’aucune utilité. J’imagine que certains perdent la boule… T’as raison, ça arrive. Tu goûtes à une sorte de toute-puissance qui va éventuellement disparaître le lendemain, peut-être même pour de bon. Et plus jamais tu ne retrouveras cet état-là… C’est pour ça que j’aime rester en contact avec des gens normaux parce que si un jour mon don -ou l’intérêt des gens- disparaît, si je ne suis plus en mesure de faire ce métier-là, je serais satisfait de me rendre que je n’ai jamais perdu pied avec la vraie vie, avec les bons côtés d’une vie terre-à-terre. L’autre chose, c’est qu’il faut savoir à quelles valeurs tu donnes la priorité. Etre un entertainer c’est génial, mais je trouve encore plus génial d’être en mesure de fonder une famille, d’élever des enfants qui seront capables de transmettre ton héritage, tes valeurs, ton ADN, ta morale, ton honneur, tes croyances et ta foi. Tu trimes pour accomplir certaines choses, mais elles peuvent s’écrouler après toi, alors que si ta descendance est à même de prendre la relève, ce que tu as accomplis te survis et tes enfants peuvent, éventuellement, accomplir plus encore. Et si ça se trouve, on parlera encore de toi et de ton héritage deux cent ans plus tard. J’ai ça à l’esprit… Petit, je voyais dans les livres d’Histoire que le souvenir de certains demeurait et que les autres étaient oubliés à jamais. Certains personnages avaient été malfaisants mais on parlait quand même d’eux, ils ont bati leur propre légende. Je me disais « merde, comment faire pour que Busta Rhymes signifie autant qu’eux ? » Je me demandais comment faire pour être à la fois connu et aimé… C’est le genre de trucs qui m’empêche de péter un cable, de tomber dans les mauvais délires de célébrités : être une star c’est cool, mais être respecté et aimé parce que t’es un homme bien, c’est encore mieux.
Cet espace de vie “normale“, c’est seulement au niveau de la famille ? La famille et les vieux potes. Des gens comme Spliff Star. Lui, je l’ai connu quand j’avais 5 ou 6 ans. Je l’ai connu toute ma vie. Au début, on a commencé par se battre pas mal lui et moi (rires). On habitait la même rue à East Flatbush [Brooklyn] : Tray Avenue. Lui entre Church et Lennox ; moi entre Church et Lynden Boulevard. Lynden. Tray Avenue, c’était la rue de la baston : on se retrouverait pour jouer étant petits, mais ça se terminait toujours en baston entre les gamins des deux blocs. Quand on est devenu assez grand pour aller dans les booms, l’intérêt pour la bagarre s’est transformé en une curiosité accrue pour les meufs. Là, on s’est mis à chercher ensemble et on a arrêté de se battre. Ensuite est venu l’intérêt pour l’argent, et là encore on s’est mis ensemble pour en gagner. On est devenus partenaires de business.
Au lycée, tu as monté le groupe Leaders Of The New School avec des types de Long Island, à l’époque où tu vivais toi-même là-bas. Tu revenais souvent à Brooklyn ? Tout le temps ! Ma mère a quitté Brooklyn pour Long Island, mais mon père a continué d’y vivre. Je passais la semaine chez ma mère et le week-end à Brooklyn avec mes potes. Ensuite j’ai eu le deal avec LONS, et quand j’ai quitté le groupe, je suis revenu au quartier et j’ai monté mon équipe avec Spliff et DJ Scratch-A-Tor, qui et toujours sure scène avec moi et que je connais depuis 30 ans lui aussi.
Concernant Q-Tip, tu étais sur The Scenario, il a participé à ton 1er album solo et vous bossez encore ensemble. Je l’ai rencontré à l’époque des LONS. Il y avait trois clubs dans le Lower East Side : Quando, Hotel Amazon et Payday. C’était une place forte de l’underground, fin 80’s, début 90’s. C’est là que tous les backpackers rappeurs se retrouvaient, pour breaker ou faire des battles. Tribe Called Quest, De La Soul, les Jungle Brothers, Black Sheep, Queen Latifah, et mon groupe étions sans arrêt là-bas, on s’est connu à force de trapiner dans ces trois clubs. On voulait juste quitter le hood et trouver une opportunité de faire de la musique, d’apporter notre contribution créative à ce qui se passait alors. Quand j’ai rencontré Tribe Called Quest, on s’est entendu direct, mieux qu’avec n’importe qui dans le crew Native Tongues. Et c’est relation a duré jusqu’à aujourd’hui parce qu’elle a toujours été saine et forte. A l’époque, on faisait partie des rares personnes qui voulaient simplement être amis, alors que la plupart des gens se côtoyaient juste en tant que membre d’un même milieu. C’est pour ça que Q-Tip est l’ami le plus proche que pourrait jamais avoir dans le rap. C’est juste un vrai vrai bon gars.
Vous étiez en contact ces deux dernières années ? On se parle tous les jours ! C’est mon frère. On ne parle pas juste de musique : on s’appelle, on va bouffer ensemble en ville, il me dit de passer chez lui pour me faire écouter ses nouveaux beats, je l’appelle pour savoir ce qu’il a pensé du débat présidentiel, ce genre de choses… Comme des potes normaux, quoi ! Ca rejoint ce que je disais sur le nom de mon album, Blessed : avoir des amis comme lui, Spliff et Scratch-A-Tor, c’est aussi ça être Blessed.
Tu produis sur cet album ? Deux titres.
Tu produis depuis le début de ta carrière, t’as même co-produit Woo-Hah !, ton premier hit solo, et pourtant, j’ai pas l’impression que les gens calculent que tu sais aussi faire ça. Merci, j’apprécie. C’est cool de l’avoir remarqué, ça me fait vraiment plaisir… J’ai produit Woo-Hah ! avec Rashad Smith, ouais, mais ça me dérange pas tellement que les gens passent à côté de ça. Le plus important, c’est qu’ils apprécient la chanson, au bout du compte. Pour moi, les crédits sont toujours importants pour ne pas oublier qui a participé à de grandes choses. Après, du moment que les gens accèdent à ma musique, et qu’ils l’aiment, je considère que mon travail est fait. Quand je réalise depuis combien de temps je suis dans la partie, j’hallucine… J’ai vraiment de la chance.